Clichés d'un Japon entre tradition et modernité: la religion au quotidien
- parmontsetparmots
- 20 févr. 2018
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 21 juil. 2024
N'arrivant pas à conclure mon premier voyage au Japon en un seul article, j'ai choisi de continuer d'explorer ce pays fascinant. Je vous propose donc une série d'articles sur des grands thèmes qui illustrent mon impression la plus tenace: celle d'un Japon "entre tradition et modernité".
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Si vous avez lu avec enthousiasme les guillemets avec la voix d'un présentateur de "Capital" ou "7 à 8", restez pour que je vous donne quelques pistes pour comprendre le pourquoi de cette expression racoleuse et clichée.
Si vous êtes en train d'appeler la Police des lieux communs, posez ce téléphone, respirez, et lisez la suite où je vous donne quelques pistes pour comprendre le pourquoi de cette expression racoleuse et clichée.
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Donc, disais-je, je vais évoquer quelques grandes thématiques, qui à mon sens montrent assez bien comment le Japon peut apparaître comme un pays à la fois avant-gardiste, futuriste ET EN MÊME TEMPS complètement rétrograde et passéiste, même à celles et ceux qui ne sont pourtant pas particulièrement fan de "Capital" ou des stéréotypes.

Geisha au smartphone ou Allégorie du Passé embrassant la Modernité
On commence cette série avec l'intrigante combinaison:
Religion(s) et et vie quotidienne
Avant de commencer, une petite précision: j'ai hésité avant de choisir le terme "religion" plutôt que "spiritualité" ou "croyance" ou même "philosophie". Finalement, comme le shintoïsme et le bouddhisme sont perçus comme des religions par celles et ceux qui les pratiquent, c'est-à-dire comme des systèmes organisés de rites, croyances et pratiques organisant le rapport au sacré d'une communauté, je parlerai ici de religion.
On apprend vite qu'au Japon, deux religions dominent: le shintoïsme (ou Shinto), culte animiste et religion d'Etat actuelle, et le bouddhisme, importé de Chine et de Corée au 5e siècle, qui fut pendant de longs siècles religion d'Etat lui aussi. Elles laissent ainsi des traces visibles, même pour un-e touriste de passage, dans la ville et la vie quotidienne. Deux aspects m'ont plus particulièrement frappée: les frontières floues entre les deux religions, et l'imbrication du sacré et du séculaire dans la société japonaise.
Pour le premier aspect, il m'a été résumé ainsi par mon guide d'une journée, un franco-russe qui vit au Japon :
" Le shintoïsme, c'est pour les naissances, la vie quotidienne et les grands événements. Le bouddhisme, c'est pour la mort."
Et ça paraît vraiment aussi simple que ça: il n'y a pas de rites particuliers à observer pour passer d'une religion à une autre, tout simplement parce que l'on n'abandonne pas l'une au profit de l'autre.
Si l'on regarde ça d'un point de vue des religions monothéistes, c'est impensable: on ne peut pas être juif une partie de sa vie, puis se faire enterrer selon des rites musulmans, comme ça, juste parce qu'on l'a voulu. On ne va pas non plus prier dans une église catholique, puis dans un temple protestant, parce que l'on se considère catho-protestant. Il faut choisir, on est l'un ou l'autre. Mais au Japon, on peut être l'un et l'autre.
On peut avoir un autel bouddhiste et un autel shintoïste chez soi, célébrer avec la même ferveur les fêtes liées à l'une ou l'autre, prier dans un temple bouddhiste et un sanctuaire shinto.
J'ai compris que cette particularité était liée à la fois à l'histoire des religions - le shinto régnait en maître jusqu'à l'arrivée du bouddhisme, s'ensuivit alors une période de guerres entre les deux clans, puis de paix et d'échange - et à cette volonté qu'a le Japon de maintenir une société unie (lisse, sans aspérités, on pourrait dire). C'est un pays qui semble avoir une tradition identifiable et partagée par tous, qui sert de trame générale à laquelle viennent s'ajouter les nouveautés qu'expérimentent la société japonaise. Le passé absorbe le présent et ainsi celui-ci ne bouscule pas ou peu la vie quotidienne... dans l'idéal. Le bouddhisme et le shintoïsme japonais actuels se sont nourris l'un l'autre et font partis aujourd'hui à égalité de la vie des Japonais, à travers le "shinbutsu shūgō", le syncrétisme shinto-bouddhiste.
Un exemple touchant du Shinbutsu Shugo...

En vous baladant le long des routes, des temples bouddhistes, et même parfois dans les sanctuaires shintoïstes, vous tomberez immanquablement sur de drôles de petites statues de pierre. Elles représentent le Jizô bosatsu (diminutif de "bodhisattva Jizô").
"Le terme sanskrit bodhisattva désigne des êtres (sattva), humains ou divins, qui ont atteint l'état d'éveil (bodhi). Ils devraient donc porter logiquement le nom de buddha (« éveillé ») et être à jamais libérés des contingences existentielles. Le bouddhisme cependant, spécialement sous sa forme du « Grand Chemin » (Mahāyāna), enseigne que certains buddhas suspendent, par compassion pour leurs semblables, leur entrée dans le nirvāṇa et veillent sur les hommes à la façon des anges gardiens. Ces « êtres d'éveil » sont donc, si l'on peut dire, des « buddhas en sursis » dont l'action bienfaisante se fait sentir dans le monde spirituel. "
https://www.universalis.fr/encyclopedie/bodhisattva/

Issu du bouddhisme, le Jizô bosatsu est également assimilé à un type de Kami ( = divinité vénérée dans le shintoïsme), gardien des frontières et protecteur des voyageurs.
Car Jizô est une divinité qui aurait choisi de ne pas atteindre le statut de Bouddha pour accompagner celles et ceux qui passent d'un lieu à un autre, sur terre ou plus symboliquement de la vie à la mort. Il a ainsi promis de protéger les enfants morts trop tôt qui, parce qu'ils n'ont pas accumulé assez de bonnes actions, ne peuvent pas traverser le fleuve Sanzu et être ensuite réincarnés. Ils sont alors condamnés à errer dans les limbes et à élever des piles de pierres comme pénitence, qui sont malheureusement détruits chaque nuit par des démons. Jizô bosatsu les cache dans ses manches et les aident à passer d'une rive à l'autre.
Les statuettes sont vêtues de bonnets et/ou de bavoirs rouges par des parents endeuillés, qui construisent à leurs pieds des tas de pierres, espérant aider leur enfant mort-né, avorté, ou mort en bas âge dans sa tâche pour traverser plus rapidement la rive.
A voir la bouille ronde et le plus souvent rieuse de ces mignonnes statuettes, qui imaginerait une histoire aussi triste?
Cette apparente facilité à naviguer d'une religion à l'autre ne peut s'expliquer seulement parce que les deux religions ont de nombreux points communs. Les Japonais sont ainsi plus de 64% (Selon les études publiées par Bridal souken (Recruit S.A.) en janvier 2011) à se marier selon les rites chrétiens... mais en dépouillant la cérémonie de son aspect religieux! Les Japonais apparaissent ainsi davantage spirituels que religieux. Les Japonais se disent même majoritairement "plutôt sans religion" mais gardent un fond de croyances et de respect pour ce qui s'apparente davantage à des principes traditionnels que religieux.
Les préceptes shintoïstes ou bouddhistes à observer dans la vie quotidienne le sont sans difficultés apparentes, peut-être parce qu'ils sont enseignés et intégrés très jeunes, et font ainsi partie du quotidien. Tu devrais aller faire une prière mais tu as envie d'aller faire du shopping ? Pas de problème! Dans les cinq villes que j'ai visité, du village minuscule de fermiers au monstre qu'est Tokyo, des autels sont édifiés un peu partout au cœur de la ville. Dans l'une des grosses artères de Kyoto, j'ai pu voir une jeune femme, avec des sacs de vêtements nouvellement achetés qui l'encombraient à chaque bras, s'arrêter un instant pour une rapide prière devant l'autel discrètement édifié devant un immeuble de bureaux, avant de rejoindre à nouveau le flot des passants.

Un autel shinto au pied d'un immeuble de Kyoto.
Un autre lieu où trouver ce mélange de sacré et de séculaire: les divertissements. Que ce soit dans l'industrie du film, des jeux de société ou de vidéo, même dans la publicité ou la pop, de nombreuses références au shintoïsme et au bouddhisme parcourent les œuvres.
Les dessins animés de Miyazaki (Princesse Mononoké ou Mon voisin Totoro pour ne citer qu'eux) nous montrent des personnages humains aux prises avec des êtres surnaturels, des esprits de la Nature qui viennent questionner le lien entre le monde moderne et la spiritualité dans un sens large. La série Dragon Ball est elle librement inspirée d'un conte bouddhiste dépeignant un roi singe. Ce sont également les éléments graphiques religieux qui sont repris:

Dans le cimetière d'Engaku-ji à Kamakura, j'ai cru retrouver la tombe de la famille royale d'Hyrule, issue du jeu vidéo Zelda, avec le fameux symbole de la Triforce!

Je garde ainsi de ce premier voyage une impression de spiritualité flottante, imprégnant les lieux et les gens, donnant une dimension sacrée, même infime, aux gestes du quotidien.
En bonus, une "messe" bouddhiste filmée au temple Enryaku-Ji, perché en haut de la montagne sacrée Hiei.
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